05 mai 2020
La crise sanitaire que nous traversons est assimilée pour beaucoup à un point de rupture anthropologique, comme le décrivait très justement l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau. Nous sommes violemment rappelé·e·s au « socle biologique » de notre humanité, à notre appartenance au règne animal. Le monde que nous avons connu a disparu. Un nouvel horizon est en gestation.
Le confinement, méthode rustique s’il en est, s’impose comme notre meilleure chance et avec lui, tout ce qu’il charrie de part d’ombre : la peur de l’autre, le repli sur soi, l’isolement des plus vulnérables, les dénonciations, la mort de nombre de nos aînés isolés en EHPAD sans beaucoup de débat ni d’indignation. Pour autant, sous nos yeux, tous les jours, ce risque de « dislocation sociale » est maîtrisé, dépassé, sublimé par tout·e·s celles et ceux qui s’engagent en première ligne pour soigner, nettoyer, nourrir, protéger, éduquer, tou·te·s celles et ceux qui sont resté·e·s au contact des autres.
Ces (trop) discrets métiers du Care
Ils et elles sont tous les jours, au plus près des plus souffrant·e·s, des plus isolé·e·s, des plus jeunes et des plus âgé·e·s, et celles et ceux qui nous permettent de continuer à vivre, à faire corps et à nous sentir protégé·e·s. Ce sont majoritairement des femmes, tant les métiers du Care sont restés culturellement liés au féminin. En France, 87% des infirmier·e·s et des aides-soignant·e·s sont des femmes, comme 90% des préparatrices en pharmacie, 70% des agents d’entretien et plus généralement 78% du secteur hospitalier, tous métiers confondus. A l’échelle mondiale, sur 104 pays étudiés, les femmes représentent 74% des professionnel·le·s de santé. Les proportions sont les mêmes pour les auxiliaires de vie, les travailleurs sociaux, et d’ailleurs pour d’autres métiers au-delà du Care mais tout aussi vitaux, comme les caissier·e·s. Elles prennent des risques sur le terrain, dans l’action et la discrétion, pour tisser notre filet de sécurité et nous relier les un·e·s aux autres en faisant la part belle au côté lumineux de notre humanité. Car c’est aussi par le soin et le lien que nous saurons préserver les un·e·s avec les autres, que nous pourrons sortir par le haut de cette crise majeure.
Nos applaudissements de 20h, plus ou moins spontanés, voudraient “héroïser” subitement ces professionnel·le·s dévoué·e·s du lien social et du soin. Mais pour sympathique qu’il soit, ce rituel ne peut pas faire oublier à quel point ces métiers restent sous-rémunérés, sous-équipés et sous-valorisés dans le modèle de société dans lequel nous vivons.
Ces métiers du soin et du lien social sont peu valorisés socialement et économiquement. Les compétences qu’ils nécessitent (douceur, attention, écoute, intelligence émotionnelle, empathie, dévouement…), sont culturellement considérées comme des prédispositions naturelles des femmes, et plus exceptionnelles chez les hommes. Souvent d’ailleurs, dans les familles, les femmes sont les plus nombreuses à jouer ce rôle trop invisible de lien et de soin gratuitement. Ce qui explique en partie que les rémunérations de ces métiers soient si faibles.
Pourtant, ce sont bien des compétences objectivables et transférables dont le monde a le plus besoin aujourd’hui, avant celles que notre système capitaliste patriarcal consacre depuis des décennies. Ce sont des compétences qui peuvent s’enseigner et se développer, au-delà du genre, et qui ont besoin d’être diffusées de manière large dans tous les secteurs.
La rhétorique martiale, symptôme d’un système qui s’autodétruit
Tout le vocable martial utilisé par le président de la République, “Nous sommes en guerre”, nos soignants sont “des héros”, s’inscrit dans une logique guerrière et viriliste, en cohérence avec le vieux modèle de société capitaliste et patriarcal qui domine encore, et qui repose sur la glorification de la puissance, du rapport de force, du “pouvoir sur”.
Nous ne sommes pas en guerre. Nous ne sommes pas face à un ennemi armé qui vient de l’extérieur, mais face à une pandémie que notre propre modèle de développement a générée, et face à laquelle nous avons besoin du plus grand soin, nous avons besoin d’entraide, de bienveillance et de douceur.
C’est bien d’un renversement de valeurs dont nous avons besoin aujourd’hui, structurellement et à long terme. Ces savoir-être et ces métiers, considérés encore aujourd’hui comme “féminins” (ce que Jung appelait “Anima”), bien qu’ils ne soient pas exclusivement féminins évidemment, pourront peut-être sauver l’humanité de cette crise et des crises à venir. À condition que ces métiers et ces compétences soient réellement et durablement revalorisés.
Comme l’écrivait Françoise d’Eaubonne en 1972 dans Le Féminisme: histoire et actualité, “Les Valeurs du Féminin, si longtemps bafouées, puisqu’attribuées au sexe inférieur, demeurent les dernières chances de survivance de l’homme lui-même. Mais il faudrait faire très vite; encore plus que de révolution, nous avons besoin de mutation.”
Passer d’une culture de la domination et du rapport de force à une culture du Care
Nous traversons une crise sans précédent sur les plans social, environnemental et climatique. Notre modèle de société ne peut plus reposer sur la puissance et les rapports de domination, ni sur l’effacement de la nécessité d’un lien social animé et de qualité, ni sur l’accumulation de richesses basée sur l’instrumentalisation et la destruction de la nature. Tout cela est lié à une même culture destructrice qui nous mène droit dans le mur. Et d’ailleurs, beaucoup d’hommes gagneraient à s’émanciper de ces valeurs virilistes dont ils peuvent eux aussi être prisonniers.
Espérons que la mise en lumière de ces « héroïnes », rendues visibles aujourd’hui par cette crise majeure, permette que ces compétences et cette éthique du lien à l’autre infusent et transforment notre modèle de société nourrissant dans le même temps, une nouvelle éthique du notre relation à la nature. Cela devra passer par une meilleure valorisation, une meilleure transmission et diffusion de ces compétences du « Care », et que les femmes qui en sont encore aujourd’hui les principales ambassadrices, soient mieux représentées dans toutes les instances de décisions.
Mathilde Bullot et Sophie Haristouy, Candidates aux municipales à Lille et à Pau, membres de la commission nationale Écoféminisme Génération Ecologie