16 juin 2021
Le 7 avril dernier, un amendement[1] au projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique, a été adopté en première lecture à l’Assemblée nationale. Cet amendement vise à définitivement exclure la possibilité de financer l’effacement des retenues de moulins qui obstruent les cours d’eau. Dans sa mise en œuvre, cet amendement impactera à la fois les barrages ou seuils proches des moulins (patrimoine culturel) et les seuils les plus éloignés aujourd’hui obsolètes. Lors des débats en séance publique à l’Assemblée nationale, il est ressorti un autre objectif : celui de faciliter l’installation de petites centrales hydroélectriques privées sur des ouvrages existants voire sur des nouveaux ouvrages.
Or, ces ouvrages transversaux sont des obstacles à la migration de nombreuses espèces piscicoles. D’une manière générale, toutes les espèces piscicoles ont besoin de migrer pour assouvir leurs besoins biologiques, pour la reproduction ou pour trouver des zones refuges bien oxygénées (vers l’amont) durant les périodes d’étiage. L’effacement des barrages obsolètes est également nécessaire pour réduire les effets délétères des pollutions, pour éviter le réchauffement des masses d’eau, permettre la bonne circulation des sédiments et restaurer des habitats fonctionnels.
Les hydrobiologistes et l’ensemble des organismes en charge de la restauration des cours d’eau sont unanimes : cet amendement va considérablement compliquer les travaux de restauration des cours d’eau et leur adaptation aux effets du changement climatique. Alors que l’on sait qu’il faut tout mettre en œuvre pour accompagner les rivières vers cette adaptation, cet amendement va réduire les possibilités d’action sur le milieu et nous éloigner encore davantage des objectifs d’atteinte du bon état écologique de nos masses d’eau au titre de la Directive Cadre Européenne sur l’Eau. Depuis 2015, les sécheresses se succèdent, les niveaux d’étiage des rivières sont précoces et particulièrement sévères. Les études sur les milieux aquatiques montrent un effondrement spectaculaire et rapide des biomasses dans les rivières. En 2019, l’IUCN indiquait qu’en France, une espèce de poissons sur 6 était menacée d’extinction.
Les aménagements de type passes à poissons ne sont pas suffisants, gourmands en matériaux et très onéreux. Selon l’ingénieur Michel Larinier (chef du pôle écohydraulique de l’Office Français pour la Biodiversité pendant plus de 20 ans), en moyenne seuls 70 % des poissons migrateurs tels que le saumon et la truite de mer parviennent à franchir un ouvrage. Pour l’alose ce chiffre est de 50 % en fonction des ouvrages. Si bien que sur les principaux axes de migration en France, seuls 3 % de ces poissons parviennent à rejoindre leurs zones de reproduction. Les passes à poissons ne règlent pas non plus les problématiques du réchauffement de l’eau induit par les barrages, les accumulations de polluants et la libre circulation des sédiments. Et pour être fonctionnelles, elles doivent être entretenues très assidûment, ce qui augmente encore le coût à long terme de ces aménagements, et rend le succès des migrations piscicoles encore davantage dépendant des interventions humaines.
L’une des solutions mises en œuvre depuis des décennies par les acteurs de la restauration des milieux aquatiques est de décloisonner les rivières en supprimant les seuils. Il s’agit du pilier du concept de la continuité écologique qui est inscrit dans la Directive Cadre sur l’Eau (directive européenne de 2000) et dans la Loi sur L’eau et les Milieux Aquatiques de 2006. Selon l’article R.214-1 du code de l’environnement, la continuité écologique consiste à « la libre circulation des organismes vivants et leur accès aux zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri, le bon déroulement du transport naturel des sédiments ainsi que le bon fonctionnement des réservoirs biologiques ». Cet amendement va à l’encontre de ce cadre législatif et de la continuité écologique des cours d’eau. Il ne sera sans doute jamais possible d’atteindre le « bon état écologique » fixé par la Directive cadre sur l’eau avec une telle contrainte. Il réduit par ailleurs à néant les efforts consentis depuis des années par les collectivités locales, les fédérations de pêche et de protection des milieux aquatiques, les agences de l’eau et les services déconcentrés de l’État et des territoires.
Le scrutin en première lecture à l’Assemblée nationale[2] est assez décevant et il est apparu qu’une part importante des parlementaires ne sont pas allés au fond du dossier. Ils ont négligé les avis scientifiques sur l’impact de ces barrages sur la biodiversité. Les débats parlementaires se sont concentrés autour de l’hydroélectricité et sur la migration des saumons. Le député Jean-Luc Mélenchon s’est lancé dans un long plaidoyer en faveur de la petite hydroélectricité lors des débats sur cet amendement. Au moment du vote, les quatre députés de la France Insoumise présents se sont abstenus. Comme d’autres, cet élu a fait des erreurs d’appréciations techniques sur la continuité écologique et le fonctionnement des petites centrales hydroélectriques. Il a focalisé le discours sur une solution techno-industrielle qui intéresse le bilan carbone tout en balayant d’un revers de la main des effets induits contre-productifs très forts sur la biodiversité et la dynamique des écosystèmes.
Le clivage Terrien/Destructeur se dessine de plus en plus nettement sur les bancs de l’Assemblée nationale. Parfois, ce qui est présenté comme une amélioration peut s’avérer présenter de plus nombreuses conséquences négatives qu’il n’y paraît. La crédibilité des écologistes tient à leur analyse systémique des enjeux.
Si la décarbonatation de la production électrique française est un objectif louable, il n’est pas concevable qu’elle se fasse au détriment de la biodiversité et des systèmes aquatiques. Il n’est pas légitime d’empêcher la restauration des milieux aquatiques pour augmenter le parc hydroélectrique, à l’heure d’un bouleversement climatique qui va exacerber les facteurs de stress de ces milieux et réduire encore le potentiel de production (il est attendu une réduction moyenne de 30% des débits à horizon 2050 accompagnée d’une augmentation des valeurs extrêmes, d’étiage ou de crue). Les 2000 ouvrages de la petite hydroélectricité actuellement installés ne fournissent que 0,3 % de la production électrique du pays. 90 % du potentiel hydroélectrique de nos rivières est déjà installé. La contribution de la petite hydroélectricité à la réduction des émissions de gaz à effet de serre est donc négligeable, avec une perspective de développement très restreint, pour un impact très fort sur la biodiversité et un coût financier nécessairement significatif en termes d’accompagnement par la puissance publique.
Le lobbying des associations de moulins est très actif depuis une quinzaine d’années. A chaque législature, de nombreuses et nombreux députés sont sollicités pour introduire dans la loi une interdiction de la suppression des seuils de barrages. Or, la réglementation actuelle est suffisante et n’empêche pas des aménagements pour le développement de l’hydroélectricité ou la sauvegarde au cas par cas de barrages pour leur valeur patrimoniale ou leur usage. Mais dans la plupart des cas, les seuils qui posent problème sont des ouvrages « modernisés » en béton qui ne sont pas associés à un moulin. Ils ont un intérêt patrimonial très discutable et un potentiel énergétique trop faible pour être exploités par l’hydroélectricité (ouvrages de faible chute, fonctionnement au fil de l’eau). Le devenir de ces barrages, majoritairement obsolètes, doit être évalué au cas par cas dans le cadre d’une étude d’impact prenant en compte leur valeur patrimoniale et ne peut pas faire l’objet d’une loi générale qui ignore les spécificités locales.
Pour toutes ces raisons de bon sens écologique, il n’est pas envisageable de sacrifier nos rivières pour un peu d’électricité.
Grégory Compagnon
[1] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/amendements/3995/AN/171.pdf
[2] https://www2.assemblee-nationale.fr/scrutins/detail/(legislature)/15/(num)/3552