14 juin 2023
Fin mai, l’économiste Jean Pisani-Ferry, ancien conseiller d’Emmanuel Macron, a remis à Elisabeth Borne un rapport intitulé « Les incidences économiques de l’action pour le climat », publié par France Stratégie.
On aurait pu se féliciter à l’idée de mettre à l’agenda le choc macro-économique engendré par les politiques d’action pour le climat, en insistant sur l’urgence à agir pour la décennie qui vient et en rappelant le rôle incontournable de l’Union européenne dans la coordination des plans d’action étatiques. La proposition de taxer les plus riches, principale mesure retenue par les médias issue de ce rapport dont la synthèse fait 156 pages, paraît elle aussi convaincante, dans une tentative louable d’alliance entre justice sociale et transition énergétique. Las ! Elle a été aussitôt rejetée par le gouvernement, tout comme la perspective d’un « quoi qu’il en coûte » écologique basé sur l’endettement. Comment eut-il pu en être autrement ? Peut-être que Jean-Pisani-Ferry – et sa co-autrice Selma Mahfouz – auraient pu ou dû s’arrêter là…
Force est de constater que le reste du rapport consiste en un plaidoyer pro domo en faveur de la poursuite de la croissance, avec une dose de technologie verte et un soupçon de substitution de capital aux énergies fossiles en plus, le tout agrémenté de bribes de « sobriété ». Le second tiers du rapport est consacré à une critique aussi virulente que superficielle de la décroissance, faisant basculer l’analyse dans le registre « café du commerce » : la décroissance ne rend pas « heureux », elle « crée des inégalités », etc. Il ne manquait plus qu’une évocation des Amishs…
La pauvreté des arguments avancés n’empêche pas les détracteurs de la décroissance de s’exprimer haut et fort ces derniers temps. Sans doute ont-ils compris la puissance de l’analyse et des constats scientifiques qui fondent cette vision. Car bien qu’ancienne, l’idée de la décroissance retrouve toute sa ferveur mobilisatrice face aux constats de la destruction généralisée du vivant et de l’aggravation des inégalités. Des inégalités d’ailleurs symptomatiques de décennies de capitalisme débridé.
Car les faits sont têtus.
Bien qu’elles n’aient jamais été nommées dans le rapport, six des neuf limites planétaires ont déjà été franchies, le réchauffement climatique atteint des niveaux records, l’épuisement des ressources de toutes sortes est annoncé et souvent déjà avéré (fossiles, matériaux, terres rares), l’effondrement de la biodiversité se produit partout et quotidiennement sous nos yeux. L’agonie de millions de représentants du monde animal (mammifères, oiseaux, batraciens, insectes dont les pollinisateurs, poissons…) bien que silencieuse, est une tragédie qui devrait nous faire stopper net et reprendre notre destin collectif très sérieusement en mains.
Et bien non, c’est l’inverse qui est proposé dans ce rapport. Il soutient, en dépit des preuves, l’idée d’un découplage possible entre croissance économique et impact climatique ! Un mirage économique car produire plus et consommer plus, malgré tous les efforts visant à verdir ces pratiques, engendrera incontestablement plus d’impacts environnementaux dans un milieu terrestre récepteur déjà en situation de grande détresse. Dans cette tendance, le soutien apporté par Bruno Le Maire – lui aussi en guerre contre la décroissance -, au grand port maritime de la Guadeloupe est révélateur de la ligne de fracture politique qui se dessine aujourd’hui entre Terriens et Destructeurs, entre fanatiques de la croissance et pragmatiques de la décroissance. L’assouvissement de la pulsion de puissance reste le principal carburant de ces postures politiciennes virilistes aussi dangereuses qu’irréalistes.
L’idéologie n’est pas du côté où l’on aurait pu l’imaginer. Ce jeu de dupes n’a d’ailleurs pas échappé aux journalistes de Mediapart.
Mais le plus grave réside peut-être encore ailleurs. Car rien dans ce rapport ne laisse penser que le choc écologique a été entendu ni compris : elle ne pourra donc jamais faire l’objet d’un plan d’action massif à l’échelle de notre pays, malgré l’urgence de la situation.
Car ce rapport prospectif sur le « choc climatique » omet tout au long de son développement de mettre en lien la question énergétique, avec les autres dimensions de la destruction écologique et particulièrement l’effondrement de la biodiversité et des écosystèmes. Le rapport de 156 pages ne comporte pas le mot « biodiversité », ni celui de « l’eau ». Cet acharnement politique qui consiste à se complaire dans le sectoriel, le segmenté, le technique, le techniciste, au détriment de conceptions écosystémiques et d’une compréhension sensible, rationnelle et subtile des chaînes d’interdépendance qui relient les êtres humains à leur environnement est devenu une menace pour construire un projet commun pour le futur.
Car une chose est sûre : il ne sera plus possible de travailler, produire et consommer comme avant dans un monde qui s’effondre, se réchauffe et dans lequel des conditions de vie décentes pour l’humanité se réduisent comme peau de chagrin.
Moins qu’un déni, cette vision résolument dominatrice nous conduit dans l’impasse. Et il est pourtant à parier que les riches aussi seront entraînés dans ce naufrage.
L’idée de croissance dans un monde fini est elle aussi… finie.
Et la décroissance est un concept qui monte, qui monte, comme le niveau des eaux. L’anticiper, l’accompagner, la guider, voilà le seul chemin qui s’ouvre. N’en déplaise aux technocrates de Bercy.
Et il n’est pas noir. Il est solidaire, joyeux, créatif, innovant, généreux.
Avis aux amatrices et aux amateurs !
Anne-Laure Bedu