30 mars 2022
Je me suis rendue en Ukraine et à la frontière polonaise du 16 au 20 mars. Être sur place, c’est prendre la mesure de cette guerre, de toute la cruauté et la barbarie des uns face à l’humanité, au courage et à la dignité des autres.
A Lviv d’une part, l’ambiance est étrange. Les habitantes et les habitants de cette belle ville ukrainienne pour le moment épargnée par les attaques russes poursuivent leur vie ; ils se baladent, les enfants rient et jouent dans les rues, on entend de la musique ici et là. Il plane sur la ville un air d’insouciance et de légèreté, comme si elles et ils profitaient de leurs derniers instants de vie, de cette liberté dont elles et ils jouissent encore un peu contrairement à leurs compatriotes des villes plus à l’Est. Une légèreté en apparence seulement, car il ne faut pas très longtemps pour repérer les indices ramenant à la réalité d’un pays en guerre, à commencer par les protections anti-bombardements et les barricades sur les bâtiments. Le musée d’art national de Lviv a été transformé dès les premiers bombardements à l’Est en immense centre humanitaire et plateforme logistique où sont acheminés les dons, triés et distribués par les associations. Ici, 500 000 ukrainiennes et ukrainiens déplacés venus des villes bombardées plus à l’Est sont présents, doublant ainsi la population de cette ville de 700 000 habitants. Dans le Musée, c’est l’effervescence. Les ONG et leurs bénévoles s’activent pour trier les dons et les distribuer, prendre en charge les réfugiés. Les habitantes et les habitants de Lviv eux-mêmes sont nombreux et très actifs pour venir en aide à leurs compatriotes réfugiés dans cette ville. Si leur inquiétude est palpable, la solidarité envers leurs compatriotes demeure leur priorité.
Passer ensuite la frontière pour rentrer en Pologne par le poste frontière de Medyka, c’est se mêler à ces milliers d’ukrainiennes et ukrainiens, femmes, enfants, personnes âgées et malades, qui ont fui les bombes et ont fait des kilomètres pour rejoindre la frontière. La majorité sont des femmes, des enfants, et des ados car il convient de rappeler que les hommes ukrainiens âgés de 18 à 60 ans n’ont plus le droit de quitter le pays. Être à la frontière parmi ces réfugiés, c’est être confronté à cette dignité et à cette résilience indescriptibles dont ils font preuve alors qu’ils ont tout perdu et qu’ils ont, bien souvent, laissé des proches au combat en Ukraine. La fatigue se lit sur les visages, le froid est glacial, et pourtant la longue, très longue attente pour passer le poste-frontière se fait dans le calme et la sérénité. Quelques sourires ici, quelques rires par là, des discussions engagées pour parler de leur vie, d’où ils sont partis, où ils vont. Certains le savent, d’autres non. Certains ont des connaissances qu’ils rejoignent en Pologne ou dans d’autres pays d’Europe, d’autres n’ont jamais quitté l’Ukraine. Peu importe à ce stade, car ils ont avant tout à l’esprit les quelques mètres seulement qui les séparent encore d’une terre sur laquelle les bombes ne pleuvront pas. Un douanier, des barrières, quelques mètres, puis un grand portail … Les voilà en Pologne, à Medyka. Voilà ce qui sépare ces femmes et ces enfants des bombes russes : un grand portail. En levant les yeux pour regarder cet immense portail sur lequel se dresse un panneau orné de l’aigle blanc, emblème de la Pologne, je ne peux m’empêcher de penser à l’absurdité de la situation et de ressentir une rage immense contre Poutine et son régime criminel. D’un côté on meurt, on souffre, on fuit par la volonté d’un seul homme. De l’autre, on tente d’alléger les souffrances. Une colère qui ne me lâchera plus.
Côté polonais, à Medyka, tout petit village polonais devenu le théatre des opérations humanitaires, c’est l’effervescence. Des petites associations, des grosses ONG, des bénévoles, des particuliers venus apporter leur aide spontanément… tous sont là pour accueillir les réfugiés dès leurs premiers pas en Pologne. Dressée juste à la sortie du fameux portail symbolisant la frontière, une allée, longue de quelque 500 mètres grouille de monde, de bruits, d’odeurs. De part et d’autre de l’allée, des stands et des tentes dressés par les bénévoles entourent les réfugiés qui viennent tout juste de passer la frontière, telle une haie d’honneur. On leur propose immédiatement des couvertures, de la nourriture, de quoi s’hydrater, des produits d’hygiène. Les bénévoles les interrogent sur leurs besoins et les dirigent vers les stands adéquats en fonction de ceux-ci. Dans une cabane improvisée, un célèbre opérateur téléphonique leur propose des carte SIM afin de pouvoir communiquer depuis l’Union européenne. Ici, on entend toutes les langues, du polonais bien sûr, mais également de l’italien, du français, de l’anglais, de l’allemand… Les bénévoles viennent de partout en Europe pour aider ces réfugiés. Des tonneaux transformés en braseros ponctuent l’allée afin de réchauffer l’atmosphère glaciale, mais aussi les cœurs. Des odeurs multiples de potage, de chou, ou encore de fromage émanent des tentes et des stands qui cuisinent. Ici, un foodtruck italien qui confectionne des pizzas, là des sandwichs anglais distribués sur un fond de Mickael Jackson par un bénévole qui pousse la chansonnette. Un peu plus loin, une petite association française distribue des vêtements et des produits d’hygiène issus de dons transportés par camionnette depuis la Bretagne. Des jeunes distribuent des cookies dans des paniers tels des vendeurs de beignets sur la plage.
Là encore, l’absurdité de la situation me saisit. Cette bonne humeur, cette joie, cette chaleur me paraissent presque indécentes. Et pourtant, en m’attardant sur le visage des réfugiés, de ces femmes, ces enfants, ces vieillards, je comprends rapidement que c’est précisément de cette légèreté, de cette chaleur, de cette solidarité dont ils ont dans l’immédiat besoin. Elles et eux, qui sont partis à la hâte, laissant derrière eux toute leur vie, leurs proches restés au combat, en n’emportant avec eux rien d’autre qu’une valise, un sac, parfois un animal de compagnie, pour les enfants un jouet ou un ours en peluche, sans jamais oublier leur courage. Toutes et tous sont si calmes et si dignes. Ils ont l’air apaisés autant qu’épuisés. Certains esquissent des sourires, d’autres se prennent dans les bras. Rien ne permet néanmoins d’occulter le son incessant des valises sur les pavés de la petite allée, tirées par les mains frêles des réfugiés qui continuent d’arriver massivement, ni les pleurs des tout petits enfants. Au bout de cette “allée de la solidarité” : l’espoir. Les autorités polonaises parfaitement organisées ont réquisitionné les bus de la petite ville la plus proche, Przemysl, qui attendent les réfugiés au bout de l’allée afin de les transporter dans les centres humanitaires improvisés de la ville.
Chaque jour, des centaines de milliers de réfugiés ukrainiens passent par le petit poste frontière pédestre pour se mettre à l’abri en Pologne. A ce jour, 3,5 millions d’ukrainiennes et d’ukrainiens ont fui leur pays, dont plus de 2 millions en passant par la Pologne.
A Przemysl, à quelques kilomètres de Medyka, plusieurs lieux sont devenus les points clés de l’accueil des réfugiés. Le centre commercial désaffecté surnommé “Le Tesco” a été réquisitionné et aménagé en immense centre humanitaire. Ici encore, des associations et de nombreux bénévoles prennent en charge les réfugiés qui arrivent par les bus polonais depuis la frontière. Pour protéger les réfugiés, l’accès y est formellement réglementé et les autorités polonaises ne laissent pas entrer les journalistes. La brutalité de la situation me saisit immédiatement : chaque ancienne boutique a été réhabilitée pour une fonction précise. Les plus grandes sont devenues des immenses dortoirs où sont alignés les lits de camp. D’autres sont devenues des pharmacies dans lesquelles sont entassés les médicaments provenant des dons sur des rayonnages improvisés. D’autres encore ont des fonctions plus spécifiques : ici une salle de jeux pour les enfants, plus loin un centre de soin, là-bas on peut trouver de quoi se nourrir. Au premier abord, nos yeux ne les voient pas mais les lieux comportent encore les stigmates de leur vie d’avant qui paraît désormais bien loin : de grandes marques indiquées sur des panneaux de direction, des publicités sur les murs ou au sol. Une fois de plus, la brutalité de ce qu’est devenu ce lieu me met en colère. 5000 réfugiés par jour transitent dans ce centre. L’objectif n’est pas de rester, c’est un lieu de transit et les réfugiés n’ont pas vocation à y être installés : le centre serait de toute façon vite surchargé le cas échéant. Par conséquent, l’immense parking du centre commercial est devenu une véritable gare routière trans-européenne. Les bus, minibus et voitures des associations et des particuliers venus de toute l’Europe récupèrent les réfugiés pour les transporter dans les pays d’accueil, dont la France.
L’ambiance de ce lieu est lourde. Il y a une nouvelle fois beaucoup d’enfants, de nombreux ados. Tous sont d’un calme admirable malgré leurs yeux hagards et parfois les larmes qui les encombrent. Leurs dessins qui jonchent les murs ont remplacé les couleurs froides du centre commercial. On y devine des esquisses de fleurs, de soleil, des bonhommes qui sourient. Les réfugiés se laissent pour la plupart guider. Certains savent dans quel pays ils souhaitent se rendre et attendent un bus qui les y emmènera. D’autres au regard perdu prendront le premier bus vers la première destination qui voudra bien les accueillir.
La gare de Przemysl est le deuxième point névralgique de l’accueil de réfugiés dans la ville. Elle aussi a été réaménagée en centre humanitaire dans lequel les réfugiés ukrainiens peuvent dormir, manger, être soignés. Ici, les trains sont mis à disposition pour celles et ceux qui désirent se rendre plus à l’Est, souvent en restant en Pologne, à Cracovie ou à Varsovie par exemple. Une nouvelle fois, les autorités polonaises sont présentes pour assurer la sécurité des lieux et aider les bénévoles à guider les réfugiés. Ici encore, c’est l’effervescence, des centaines de réfugiés attendent un train, ou bien qu’on leur en indique un. Ici encore, l’air est lourd. Des cartons de peluches à disposition des enfants sont disposés de part et d’autre du hall de gare. Une longue file d’attente patiente devant le cabinet médical improvisé. Sur le parking, de nouveau, des bus et des voitures de particuliers se proposent de transporter les réfugiés dans les pays d’accueil. J’aperçois un jeune homme au loin, tenant dans ses mains une petite pancarte ornée d’un drapeau français dessiné au feutre. Nous allons à sa rencontre ; il est breton et avec d’autres bénévoles, il est venu spontanément chercher des réfugiés qui souhaiteraient venir en France, ils ont 8 places. A peine quelques minutes plus tard, deux femmes et leurs 4 enfants ayant aperçu le drapeau français embarquaient à bord du minibus direction la Bretagne.
Je resterai marquée à jamais par le courage, la dignité, la résilience de ces milliers d’ukrainiennes et ukrainiens, pour la plupart des femmes et des enfants qui fuient leur pays. Je resterai marquée également par cette solidarité et cette générosité incroyable venue de toute l’Europe, des associations, des ONG, des particuliers, des polonais. Cette expérience appelle également un certain nombre de réflexions pour la suite qu’il nous faut collectivement avoir à l’esprit dès à présent.
Les réfugiés affluent nombreux, très nombreux et les chiffres ne cesseront d’augmenter puisque les bombardements russes eux, ne cessent pas. De grandes villes de l’Ouest comme Lviv ne sont pas encore touchées par les attaques mais cela pourrait arriver plus vite qu’on ne le pense. Que se passera-t-il quand cela arrivera ? A Lviv comme ailleurs, la population sera contrainte de fuir, et avec elle, les déplacés des villes de l’Est. Les centres humanitaires actuels improvisés en Pologne risquent très vite d’être saturés, et leurs conditions de vie déjà sommaires en seront fortement dégradées. Cette situation revêt ainsi un double impératif : le renforcement immédiat de l’aide sur les plans logistique, matériel et financier aux pays limitrophes tels que la Pologne ou la Roumanie, afin qu’ils puissent continuer d’accueillir temporairement les réfugiés qui affluent, et ce, dans les meilleures conditions possibles. Par ailleurs, une réflexion est à mener sur le rapatriement dans les pays de l’Union européenne, dont la France. Pour l’heure, ce sont uniquement les associations souvent créées très récemment qui organisent elles-mêmes le transport des réfugiés jusque dans les pays d’accueil. Ce sont souvent aussi des particuliers qui prennent leur camionnette ou leur mini-bus pour ramener des petits groupes de personnes. A terme, cette solidarité ne suffira pas. Le risque : les réfugiés devront demeurer plus longtemps dans les camps en attente de leur départ, ce qui les surchargerait rapidement et dégraderait leurs conditions de vie.
Dans le même temps, appelons les autorités françaises à être à la hauteur de ce drame humanitaire en organisant un accueil digne, suivi et organisé des ukrainiennes et des ukrainiens qui arrivent en France. Là-encore, les associations nous ont fait part de leur sentiment de solitude dans l’organisation de l’accueil à l’intérieur de notre pays. Ce sont elles qui rapatrient les réfugiés, ce sont aussi elles qui se chargent pour l’heure de les intégrer dans les “familles d’accueil” volontaires recensées bien souvent par elles aussi en amont. Il nous faut penser rapidement à la création d’instances renforcées de concertation et coordination régulières et efficientes entre les services de l’Etat et les associations sur ce plan.
De telles instances, au-delà de l’organisation concrète de l’accueil des réfugiés, pourraient aussi permettre de soulever, recenser et pallier les difficultés rencontrées. Car faciliter l’accueil en France, c’est d’abord régler certains problèmes déjà bien identifiés par les bénévoles. Par exemple, s’il faut saluer la protection temporaire mise en place par la France en faveur des ukrainiennes et des ukrainiens, sa délivrance se trouve parfois entravée voire impossible pour des raisons purement administratives absurdes. Certaines Préfectures refusent en effet l’octroi de la protection temporaire quand les passeports ukrainiens ne disposent pas de tampons d’entrée dans Schengen. Or, il suffit d’être à l’écoute de celles et ceux qui se sont rendus à la frontière, d’y constater l’urgence et la cohue dans lesquelles les réfugiés ont été évacués pour comprendre qu’il est bien souvent impossible de prendre le temps de faire tamponner son passeport.
Là-bas, j’ai vu ces yeux plein d’espoirs, mais aussi hagards, perdus, épuisés, martyrisés, traumatisés, embrumés par les larmes. Il paraît indispensable de penser dès aujourd’hui sur du plus long terme. Si dans l’immédiat, leur trouver un pays d’accueil est la priorité, ces femmes, enfants, personnes âgées ont vécu le pire. Elles et ils font face à une détresse inouïe et leur exil est un traumatisme, tout comme les événements dont elles et ils ont été témoins. Il nous faut penser dès à présent à la prise en charge sociale et psychologique de ces réfugiés, parmi lesquels de nombreux enfants qui vont devoir se construire malgré cette guerre.
Enfin, se rendre en Pologne et en Ukraine, permet également de se rendre compte de l’importance de nos dons absolument vitaux et indispensables car ils constituent la principale source d’approvisionnement des camps. Il convient alors de faire perdurer l’élan de solidarité et de poursuivre les collectes de dons partout et autant que cela est possible. Néanmoins, les échanges avec les ONG sur place nous alertent : les dons et la solidarité oui, mais restons bien à l’écoute des besoins réels. La priorisation des dons est indispensable. En effet, dès les premiers jours, des tonnes de dons de vêtements ont afflué des pays d’Europe, attestant de cette solidarité salutaire. Toutefois, les vêtements arrivés en quantité bien supérieure à ce qui est nécessaire ne sont pas un besoin vital pour les réfugiés. Par ailleurs, la réception de dons non indispensables nécessite un tri préalable important par les ONG, et retarde l’acheminement des dons nécessaires jusqu’aux zones dans le besoin. Actuellement, la priorité absolue doit être donnée aux denrées non périssables, aux médicaments et aux produits d’hygiène, à la fois pour les camps de réfugiés à la frontière polonaise mais également pour être acheminés jusque dans les villes dites “assiégées” d’Ukraine qui vont très vite manquer, ou qui font déjà face, à l’instar de Marioupol, à une crise humanitaire majeure.
Enfin, puisse cette guerre nous inspirer pour l’avenir et faire en sorte que pour chaque population forcée de s’exiler, un même élan de solidarité, un même accueil digne, une même tolérance, une même fraternité s’empare de notre pays.
Chloé Prudhomme
Retrouvez également l’interview d’Hubert Julien-Laferrière au Journal du Dimanche : https://www.lejdd.fr/Politique/jai-ete-frappe-par-leur-dignite-le-depute-hubert-julien-laferriere-raconte-son-deplacement-en-ukraine-4101091