08 mars 2023
“Ni Putes, Ni Soumises !”. Il y a 20 ans, le 8 mars 2003 à Paris, 30 000 personnes descendaient dans la rue pour manifester contre les ghettos et pour l’égalité. C’était la première fois qu’une mobilisation de cette ampleur prenait forme dans les rues de France pour la journée des droits des femmes. Nous revenons avec deux de ses co-fondatrices, Ingrid Renaudin et Loubna Meliane, sur la genèse de cette marche, et comment elle a façonné leurs existences et leurs engagements politiques.
Loubna Méliane : Au départ, ça n’était pas spécifiquement une démarche pensée comme féministe. Nous nous étions saisies de la question de ces quartiers cloisonnés à l’extérieur des villes, et des injustices vécues par la jeunesse des ghettos. Nous voulions parler d’éducation populaire, et de solutions pour que ces jeunes gens puissent aussi bénéficier du pacte républicain. Il y avait une forme de colère d’une génération qui se sentait sacrifiée et mise au ban, et qui vivait toutes sortes de drames et de discriminations dans leurs vies quotidiennes, professionnelles et personnelles, du fait de leur nom ou de leur adresse. Au départ, il s’agissait même plutôt principalement de revendications des jeunes hommes, puisque nous les filles, n’avions pas le droit de sortir et d’aimer qui on voulait, de nous habiller comme on le voulait etc. Moi je viens de SOS Racisme, je n’avais pas de conscience féministe, je n’avais pas de liberté, je n’avais droit à rien, mais à l’époque on était habituées, on trouvait ça normal.
Mais les femmes étaient le liant dans les quartiers, ça a toujours été une évidence. Lorsqu’il y avait des drames, elles faisaient en sorte que ça ne déborde pas, elles fédéraient malgré la colère. Elles étaient à la fois les plus grandes victimes de l’enfermement et de la ghettoïsation, et elles étaient la solution. Il fallait passer par les femmes, leur émancipation pouvait permettre d’émanciper et de libérer l’ensemble du quartier, c’était une évidence.
Ingrid Renaudin : En effet, c’est une réflexion qui part des mouvements antiracistes et qui nous amène à la question du féminisme et de la place des femmes et du genre dans la question du racisme. Nous avions produit un “Livre Blanc des violences faites aux femmes dans les quartiers”, sur la spécificité des quartiers. C’est une réflexion qui commence autour des années 2000 et qui prend forme sur ce manifeste des femmes des quartiers contre les ghettos et pour l’égalité. De là est née l’idée d’une marche, que nous avons pu créer en nous appuyant sur des associations antiracistes féministes, notre principal partenaire était à l’époque le Planning Familial.
Ça a été un travail de plusieurs années pour arriver à mettre la question des femmes des quartiers au cœur des préoccupations, dans les organisations antiracistes et dans les organisations féministes au sens large. Mais malgré tout au départ, on n’avait pas pleinement conscience de la portée féministe de notre mouvement. C’est tout au long de la marche, que nous avons été traversées par de nombreux témoignages, et que nous avons pris conscience au fur et à mesure que là était le cœur de la problématique, en particulier lorsque nous sommes arrivées à Paris au milieu de toutes ces femmes qui nous avaient rejointes.
Loubna Méliane : C’était incroyable, il y avait avec nous des femmes qui n’étaient jamais allées à une manif ! Les dames avec leur fichu, les africaines en boubou etc, avec toute leur diversité, leur force et leur richesse, j’en ai pleuré de bonheur, je me suis dit mais qu’est-ce qu’elle est belle la France !
Nous étions très jeunes, notre mobilisation se basait sur des instincts que nous n’étions pas encore capable de politiser, de formuler comme féministes, mais cette convergence de la lutte contre les ghettos, l’antiracisme et pour l’émancipation des femmes avait du sens, si elles étaient libres et émancipées, tout le monde l’était ! Pour lutter contre les ghettos, il fallait l’égalité !
Ingrid Renaudin : Nous avons vécu une sororité très forte, sans savoir expliquer à l’époque ce qu’il se passait. Nous vivions des violences contre les femmes dans les quartiers, mais nous pensions naïvement qu’elles étaient le fait de banlieues défavorisées, nous mettions donc l’égalité sociale au coeur de nos revendications, mais ensuite on s’est rendu compte que ces violences envers les femmes étaient omniprésentes dans la société, même si les quartiers en étaient le miroir grossissant, tout comme l’étaient les zones rurales et les périphéries urbaines.
Loubna Méliane : Oui, je pensais aussi comme beaucoup de victimes de violences, que c’était ma propre condition qui était à l’origine des violences, mais en effet on s’est rendu compte que ça traversait l’ensemble de la société. Néanmoins il faut admettre de façon distanciée et factuelle, qu’au-delà du métissage et du brassage, vivre dans un quartier enfermé et coupé du centre et des principes républicains, exacerbe les violences machistes. C’est de là que vient notre slogan “Ni Putes Ni Soumises” et la création d’une association à ce nom était la suite logique.
C’était à la fois un cri d’émancipation et une convergence des femmes pour se reconnaître et trouver leur force dans le collectif. Comment se sont-elles emparées de ces questions ? Qu’est devenu le mouvement au sens large ?
Ingrid Renaudin : Ni Putes Ni Soumises (NPNS) a libéré la parole des femmes et puis a essaimé un vent de féminisme un peu partout. À l’époque au début des années 2000, le féminisme médiatique se concentrait sur l’égalité en politique. Il ne tenait pas compte encore des réalités du quotidien des femmes et des violences sexistes et sexuelles. Après la marche, nous recevions des sacs de jute entiers de la poste de courriers de témoignages, nous avions ouvert la porte à une nouvelle parole, et plein d’autres mouvements se sont créés là-dessus.
Si nous n’avons pas su exploiter cela et créer un mouvement de masse féministe égalitaire, populaire et universaliste comme nous le souhaitions, nous avons néanmoins donné naissance à un féminisme intersectionnel, sectionné en plein de petits sous-groupes de femmes qui se sont organisées localement. Elles ont continué à investir les dates importantes du féminisme, et à se réapproprier la rue et l’espace public, comme le font aujourd’hui Nous Toutes et tant d’autres.
Loubna Méliane : Pour ma part, je me suis retrouvée au-devant de la scène, je suis allée débattre, je suis allée dans des lycées, les festivals, les MJCs, à la rencontre des gens. J’ai vu la transformation de femmes à qui nous avons permis de se dire qu’elles avaient des droits, et qu’elles pouvaient s’émanciper. Nous avons essayé de leur apporter un processus qui allait leur ouvrir la voie (antenne juridique, avocats…), mais il nous aurait fallu plus de moyens.
Il faut comprendre que juste après la marche des femmes de 2003, tout le monde voulait être sur la photo avec NPNS, on était fier de ces mariannes des temps modernes qui venaient des quartiers populaires, issues de l’immigration et qui témoignaient de la victoire républicaine. On se réappropriait la France “d’en bas”, au départ tout le monde a suivi ! Puis il y a eu un basculement politique. Être pour l’universalisme et la laïcité, c’était être raciste. Dénoncer les violences machistes dans les ghettos, c’était mettre en difficulté les jeunes des quartiers et trahir ceux avec qui on avait grandi. On nous a reproché d’être à la solde des dominants !
Ingrid Renaudin : Les forces politiques qui nous encerclent et qui nous piquent dès le départ, ce sont les conservatismes religieux, mais aussi politique. Le discours universaliste n’a pas été porté par nos alliés de la gauche, qui nous ont lâché en rase campagne ! Au lieu de cela, il a été repris par l’entourage de Nicolas Sarkozy. Et pendant les émeutes de 2005, alors que nous étions au devant de la scène avec les mouvements antiracistes, certaines d’entre nous ont été empêchées de s’exprimer sur ces sujets, pour ne pas prendre position pour les quartiers et pour cette révolte, qui était en réalité un élan de solidarité fort contre la précarité et la ghettoïsation.
Loubna Méliane : En réalité, on n’a pas contrôlé NPNS, on était l’étincelle sur quelque chose qui ne nous appartenait pas. C’est un mouvement de société, une révolution discrète qu’on a mise en marche en libérant la parole, pour moi ce sont les prémices de #MeToo en France. Nous avons reçu ces témoignages, nous sommes témoins de toutes ces femmes silencieuses qui évoluent, changent leur vie et s’émancipent.
Et après un épisode aussi fort ? Comment avez-vous évolué toutes les deux, notamment par rapport à votre engagement politique ?
Loubna Méliane : Au-delà de ce pour quoi nous étions animées, il s’est passé des choses que nous n’avions pas imaginées, pas vu venir. Nous avions intériorisé tout cela et ça nous transformait, et on ne s’est jamais lâchées, on s’est accompagnées dans nos vies personnelles et professionnelles, en tant que femmes, en tant que mères etc. On a créé un cercle de femmes, même à travers les disputes et les désaccords, comme une famille qui s’engueule et qui en même temps s’aime très fort.
Ingrid Renaudin : C’est vrai qu’on a créé un lien indéfectible entre nous, qui va même plus loin que notre cercle, on a infusé dans nos amitiés cette implication féministe, de ne pas se laisser dépasser dans nos limites, qu’elles soient personnelles, professionnelles, ou politiques. Nous avions cette communauté de destins.
Loubna Méliane : Après NPNS, je suis retournée à SOS Racisme, mais ça ne me suffisait plus. J’ai été animatrice radio sur Fun radio les vendredis soirs, mais je m’ennuyais, j’avais besoin d’agir. Et la naissance de ma première fille a exacerbé ce sentiment, alors que je me retrouvais à vivre ce que vivaient nos mères, à la maison et économiquement dépendante, ça a été très violent pour moi. Ce que j’avais vécu devait avoir un sens et je savais désormais que je n’étais pas seule.
Alors je suis retournée en politique, d’abord attachée parlementaire de Malek Boutih, puis conseillère régionale. Et aujourd’hui je travaille à la sensibilisation des entreprises aux enjeux d’égalité, de sexisme et de discriminations. Nous passons la majeure partie de notre temps au travail, j’apporte mon expertise pour prendre ma part en tant qu’entreprise sur ces questions, pour sensibiliser un large public.
Ingrid Renaudin : Loubna est une porte parole née ! Moi je me suis dit que la politique c’était pas pour moi, je suis allée construire ma vie professionnelle dans la culture où j’ai œuvré pour la parité et une meilleure visibilité des femmes, notamment quand j’étais à la tête du Paris Jazz festival. On se revendique militantes politiques depuis la marche des femmes, ça ne nous lâche pas, mais je suis aujourd’hui plus ancrée sur ce qui se fait localement dans ma ville. De belles initiatives ont vu le jour après la marche, comme des hébergements pour les femmes victimes de violences reconnus par la CAF.
Sur l’écologie aussi, une dimension qui est ancrée dans mon éducation, même si politiquement j’ai fait mes classes au sein du Parti Socialiste. J’avais cette conscience de la saisonnalité en dissonance quand l’industrialisation de l’alimentation prenait son essor. Je suis donc devenue coopératrice d’EELV, je ne voulais pas entrer dans un système de parti avec ses embrouilles internes, je voulais être toujours dans l’action politique, je ne souhaitais pas être élue, mais je gravitais autour. On a porté des choses qui font qu’aujourd’hui Fontenay-Sous-Bois est une des communes qui a le plus de bio dans ses cantines, c’est une grande fierté et une belle victoire d’action, c’est ça qui me porte. C’est le sens de mon expérience politique.
Ces prises de conscience du féminisme et de l’écologie se rejoignent dans la maternité, c’est là que je comprends, comme bien d’autres autour de nous, que tout est lié. En voulant faire attention à l’environnement des humains en devenir qu’on est en train de construire, on commence à savoir ce qui est dans l’environnement, les pollutions etc, on se pose énormément de questions du quotidien, dont les réponses nous ramènent toujours soit vers le féminisme, soit vers l’écologie. Nous ne connaissions pas la philosophie écoféministe, mais elle était innée en nous et nous cheminions sur cette réflexion à propos des formes communes de domination et de violence, sur les femmes et sur la planète.
C’est comme ça que vous avez “atterri” chez Génération Écologie ?
Ingrid Renaudin : Oui, quand Delphine Batho, que nous connaissions depuis SOS Racisme, vient nous annoncer qu’elle prend la tête de Génération Écologie, et qu’elle nous explique ce qu’est l’écoféminisme, elle nous cueille comme des fruits mûrs, elle n’a pas besoin de nous convaincre, on a déjà tout ça en nous !
Loubna Méliane : Sur l’écoféminisme, certes la maternité m’a rappelée à l’écologie et ma responsabilité de mère, et a renforcé ma perception des choses, mais mon écoféminisme est plus ancien. Je l’ai en moi très tôt, parce que j’ai vécu des traumas, et que j’ai toujours su que ma réparation venait de la nature. Chez moi c’est l’eau et la végétation. Je serre des arbres dans mes bras depuis toujours, mes copines se moquaient de moi avant de savoir que pour certains c’est une thérapie.
Mon attachement à la nature est, comme mes engagements antiracistes et féministes, très instinctif. J’en ai un besoin viscéral. Je suis une enfant qui a vécu la violence, l’inceste, les coups, et je n’ai pas eu de mère. Alors pour survivre je me suis rapprochée de femmes et de symboles maternels protecteurs. La nature qui nourrit et qui apaise notamment.
La République aussi, je suis une vraie républicaine, je crois en la paix de la nation, cette nation qui protège, accompagne et qui répare. L’école laïque et républicaine m’a sortie du ghetto et m’a ouvert la voie de l’émancipation, ça aussi ça m’a sauvé la vie. Alors quand Delphine m’a présenté son projet écoféministe et républicain pour Génération Écologie, j’ai tout de suite adhéré ! Notre amitié est ancienne, c’était une évidence de la soutenir.
Quelles sont vos perspectives aujourd’hui ?
Loubna Méliane : On n’a jamais pensé comme ça, on s’en fout, on vit, on avance, on tente ! La seule perspective qu’on a c’est celle de notre liberté, de se dire qu’on a choisi nos vies. C’est ça qui m’a rendue heureuse et qui m’a donné confiance.
Mais la crise du COVID a ravivé ce besoin que j’ai d’être la voix des enfants, parce que je me suis dit que si j’avais été confinée comme ça dans une famille maltraitante, je serais morte. Je suis une survivante. Les enfants n’ont pas de porte parole, ils ne peuvent pas se protéger eux-mêmes. Mais ils ont le droit de vivre, et ils doivent pouvoir compter sur des adultes pour cela, c’est la nature des choses.
Ingrid Renaudin : Je suis très fière de cette famille choisie, de ces liens qu’on a tissés et de cette communauté de destins qu’on s’est forgée. La parole s’est libérée de tous les côtés, et maintenant on a besoin d’un vrai relai. Le cas Bayou et sa non-enquête interne, est symptomatique d’un certain nombre de politiques qui pensent avoir tout fait pour l’égalité et la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, alors qu’on n’en est qu’à un stade embryonnaire. Quand il n’y aura plus d’enfants violés, de femmes battues, de féminicides etc, on pourra dire qu’on a avancé. Je voudrais que les sujets écoféministes soient au cœur des préoccupations, que les territoires s’emparent de la lutte contre les dominations sur les enfants, les femmes et la nature.
C’est cela que j’apprécie chez Génération Écologie, c’est là que j’ai fait le choix de m’engager politiquement, pour porter collectivement ces valeurs qui me sont chères, avec des gens qui ont les mêmes convictions que moi. J’y vois des perspectives politiques de ce changement de société qui me portent.
Loubna Méliane : Notre engagement vient de ce par quoi on est traversées, il est sincère, authentique, habité, c’est notre colonne vertébrale, c’est là qu’on est alignées.
Entretien réalisé par Anaïs Widiez. Loubna Méliane et Ingrid Renaudin sont également membres de la commission Écoféminisme de Génération Écologie
Photos © Pierre-Yves Ginet (Merci à lui !)