06 avril 2023
Depuis des années, le bras de fer entre les scientifiques et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) se poursuit à propos des pesticides (néonicotinoïdes, SDHI, glyphosate, entre autres). Au point que bien des arguments s’échangent désormais devant les tribunaux. En cause ? Le fait que même l’accumulation des preuves scientifiques et la catastrophe en cours touchant la biodiversité, laisse de marbre l’Anses.
Un pas de plus vient d’être franchit avec le S-métolachlore, un pesticide présumé cancérogène dont nous nous félicitions prématurément du retrait tardivement entériné par l’Anses. En effet, Marc Fresneau, ministre de l’agriculture, a jugé utile de déclarer que « l’Anses n’a pas vocation à décider de tout, tout le temps, en dehors du champ européen, sans jamais penser les conséquences pour nos filières » pour finir par une demande adressée au directeur de l’Anses de réévaluer cette décision. Une déclaration qui préfigure ce qui pourrait advenir au cas où, malheur, serait fait droit à l’incessante demande de la FNSEA de mettre l’Anses sous la tutelle renforcée du seul ministère de l’agriculture. L’Anses se trouve ainsi au pied du mur. Pour une fois, l’Anses se pose en travers des intérêts de l’agrochimie et de l’agriculture industrielle ! Du coup, les masques sont tombés. Le docile paravent Anses, si utile habituellement pour justifier l’injustifiable (l’empoisonnement des sols, de la flore et de la faune) par le biais d’expertises dénoncées par son propre conseil scientifique comme étant défectueuses, ce paravent se dresse cette fois en travers du chemin… Mais pas de problème, le ministre sans doute cornaqué par la FNSEA et les industriels de l’agrochimie le piétine sans vergogne ! On bout : Quand l’Anses va-t-elle enfin réaliser qu’elle joue le rôle du dindon dans la sinistre farce orchestrée par la filière agro-industrielle ? Quand va-t-elle réaliser qu’un jour, inéluctablement, ses dirigeants vont se trouver à devoir faire face à leur irresponsable passivité ? Et surtout quand va-t-elle enfin remplir son rôle d’agence de sécurité sanitaire et environnementale et relever la tête ?
Ceci conduit à s’interroger sur les multiples raisons qui font que l’Anses se trouve encore une fois au centre de ces polémiques autour des pesticides. Certaines sont véritablement fondamentales et ne relèvent pas de l’Anses, mais plutôt des limites de ce que la science peut ou non établir. Ainsi, il est connu de tout scientifique qu’établir la toxicité aiguë d’un pesticide est parfois, relativement aisé, alors qu’établir sa non-toxicité, son innocuité, chronique après épandage dans la nature est simplement impossible : on ne sait pas évaluer l’effet d’une faible dose d’un pesticide donné sur un temps long de plusieurs années, le tout au milieu de centaines d’autres substances, et sur l’extrême diversité des milliers d’organismes qui y seront exposés. Soutenir le contraire, comme une partie de la communauté des toxicologues agrégée autours de l’Anses feint de le croire, et, ce déni scientifique, depuis 70 ans, participe aux nombreuses catastrophes touchant la biodiversité comptabilisables en liaison avec l’usage des pesticides.
A ce fond extrêmement problématique s’ajoutent divers aspects plus conjoncturels, auxquels il serait sans doute possible de remédier au moins en partie. A ce jour, les règlements négociés pied-à-pied avec l’agro-industrie produisant ces poisons confient à cette dernière la réalisation des études servant de base aux autorisations d’utilisation, avec à la clef les conflits d’intérêt que chacun peut imaginer. En regard les données scientifiques présentées de façon indépendantes, acquises sans conflit d’intérêt, librement accessible en temps réel à tout un chacun, ne sont peu ou pas prises en compte par les agences de sécurité abritées pour ce faire derrière ces fameux règlements. Au minimum, un rééquilibrage profond entre la prise en compte de ces sources de données s’imposerait au profit des données scientifiques.
Un deuxième point est la confusion de fait, parce qu’effectuée par une même institution, entre autorisation de distribution des produits et évaluation de l’impact réel lié à leur usage. De fait, l’autorisation suppose une préfiguration des impacts potentiels de ces poissons. En d’autres termes, on demande a posteriori à l’institution ayant autorisé de manger son chapeau lorsque la prévision se révèle fausse, ce qui compte tenu des incertitudes notées plus haut s’avère avec le temps extrêmement fréquent. Une solution ? Assurer une séparation hermétique, institutionnelle, des deux activités d’autorisation et d’évaluation.
À revoir également, l’action d’agence de moyens de l’Anses. En effet dans un monde où la recherche est aux abois, où les financements sont plus que rares, les subsides distribués par l’Anses représentent une manne qui amène une partie du monde scientifique à respecter un silence contraint vis-à-vis des errements de l’Agence. Et je parle ici d’expérience… La transition vers un monde sans pesticides nécessite tous les moyens possibles : il n’est plus l’heure des recherches couteuses, infinies et inutiles pour établir la toxicité des pesticides, mais d’aider ceux qui dans le monde agricole sont prêts à en sortir.
Autre point, une herméticité effective s’imposerait concernant les relations formelles et informelles vis-à-vis des groupes de pression que constituent les représentants de l’agrochimie, ceux des organisations propres à l’agriculture industrielle, ainsi que les différentes tutelles ministérielles. Les points de vue des uns et des autres, déjà si présents dans le monde des affaires et dans le monde politique, n’ont pas leur place dans les évaluations de l’Anses. Non Monsieur le Ministre, l’Anses ne saurait modifier ses évaluations au gré de leur impact économique, politique ou autre ! C’est une partie du prix à payer pour que la crédibilité de l’Agence soit restaurée, l’autre partie relève des préconisations faites dans le récent avis du conseil scientifique de l’Anses sur les failles des expertises. Il en va de la capacité de l’Agence, si elle doit être maintenue, à remplir le rôle plus que nécessaire de gardien de notre sécurité sanitaire et environnementale, tout en produisant des évaluations indépendantes et crédibles pour fonder des décisions politiques.
Pour terminer mon propos par le S-métolachlore, il faut savoir que c’est un des poisons fréquemment détectés dans l’eau de nos verres. Ceci avait conduit en 2022, l’Anses à modifier les normes de non-conformité de l’eau pour, d’un coup de baguette magique, que soit déclarée potable une eau chargée en pesticides. On le sait la question de la disposition de l’eau pour tous atteint un point critique, illustrée par l’accaparement amoral de l’eau dans les méga-bassines, récemment marqué par des violences ayant pour conséquence de masquer cette urgence. Raréfaction de l’eau et pesticides, tout un chacun peut faire le lien : moins d’eau d’une côté et autant voire plus de pesticides de l’autre, revient à une élévation inévitable des concentrations en pesticides dans cette eau. Et cette fois, un tour de passe-passe à propos des normes, pourrait ne plus suffire cet été à « rendre » l’eau potable.
Pour qui suit de près l’histoire des pesticides en France, rien de tout ceci ne constitue pas une réelle surprise. Mais espérons qu’avec un peu de conscience, d’honneur et d’honnêteté, peut-être que les responsables de l’Anses, cette dernière étant déjà empêtrée dans ses affaires d’expertises douteuses, vont cette fois monter au créneau, faire entendre leur voix, être enfin responsables… même si cela devait les conduire à rendre leur tablier.
Pierre Rustin