24 novembre 2024
2016 : une première leçon non tirée
Le 8 novembre 2016, Donald Trump triomphe largement d’Hillary Clinton, après 8 années de mandat Obama, et devient le 45e Président des États-Unis d’Amérique. Sa campagne victorieuse a été disruptive : par ses frasques, ses outrances et ses insultes répétées, Donald Trump a pleinement exploité la polarisation politique américaine et s’est fait élire sur deux promesses : remettre l’Amérique au centre de la politique américaine (« America First ») et débarrasser le pays des élites supposément corrompues et désintéressées du sort de l’Américain moyen (« Drain the Swamp »).
Ces slogans sont disruptifs, mais pas inédits. Dans les années 1930 déjà, le célèbre aviateur Charles Lindbergh tente de conquérir la Maison Blanche et lance un mouvement « America First », ouvertement antisémite et raciste, hostile aux démocraties européennes, protectionniste, isolationniste, et qui ne cache pas sa sympathie envers le régime nazi. Toute ressemblance avec une situation actuelle n’est pas fortuite, l’Histoire ayant toujours le don de se répéter si on n’en tire pas les leçons. Lindbergh échouera néanmoins face au futur président Roosevelt, qui, lui, soutiendra l’Occident face aux forces de l’Axe ; nous connaissons la suite de l’histoire.
2016 est une grande victoire pour Donald Trump, mais c’est aussi une grande défaite pour le Parti démocrate, qui perd largement le vote ouvrier dans le « Blue Wall » des États du Nord : Pennsylvanie, Michigan, Ohio et Wisconsin. Des leçons auraient dû être tirées de 2016. En effet, alors qu’en 2008 Barack Obama avait porté le projet Medicare, projet presque révolutionnaire outre-Atlantique, les démocrates ont échoué durant cette campagne à proposer un programme améliorant le quotidien des Américains. Ils se sont contentés de répondre à Trump, plaçant celui-ci au centre du jeu.
Le 45e président tient ses promesses : protectionniste, il élève drastiquement les droits de douane des produits importés, portant un coup majeur au commerce mondial ; climato-obscurantiste et isolationniste, il se retire des Accords de Paris et des théâtres d’opérations militaires américains et exerce un chantage transactionnel permanent sur ses alliés de l’OTAN ; xénophobe, il commence la construction d’un mur à la frontière mexicaine, prononce un « travel ban » envers des pays à majorité musulmane qu’il qualifie de « shithole countries », il remet en cause le droit du sol et sanctionne les « Dreamers », ces enfants d’immigrés venus avec leurs parents aux États-Unis. À l’instar de sa campagne, il exerce le pouvoir en maniant l’insulte, en particulier envers ses opposants, les étrangers et les minorités ethniques du pays. Jamais un président n’a autant déserté la Maison Blanche pour un green de golf, et les affaires judiciaires se multiplient à son encontre et celle de son entourage. Mais cela importe peu pour ses supporters tant qu’il tient ses promesses !
Son manque d’empathie et sa gestion chaotique de la pandémie de Covid et des catastrophes climatiques vont cependant rebattre les cartes de son mandat (on se souvient notamment du lancer de papier toilette aux sinistrés de l’ouragan Maria à Porto Rico ou de ses paroles lunaires sur le refroidissement climatique aux sinistrés des incendies de Californie). Le système libéral américain expose ses failles au grand jour et c’est ainsi que le système de santé s’effondre, que le chômage explose et que les ménages sont asphyxiés par les dettes. De plus, le meurtre de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter qui s’en suit remobilise une partie de l’électorat démocrate face à cette frange conservatrice qui ne se défait toujours pas complètement de son héritage raciste et ségrégationniste.
2020-2024 : une course effrénée à la croissance et toujours aucune remise en question
C’est dans ce contexte que Joe Biden s’avance à l’élection présidentielle face au président sortant Donald Trump. Joe Biden incarne alors une image rassurante et invoque à de multiples reprises le terme de soigner et d’apaiser l’Amérique (« Heal America »). Le candidat Biden a également un plan d’investissement massif « Build Back Better », qui va rénover les infrastructures américaines et développer les énergies renouvelables. Ce plan d’investissement massif est censé faire retrouver à l’Amérique le chemin d’une croissance forte et de l’emploi bien rémunéré. Joe Biden, natif de la cité ouvrière de Scranton en Pennsylvanie, sait l’importance historique de l’électorat ouvrier pour les démocrates et s’adresse ainsi beaucoup à eux durant sa campagne. Joe Biden est élu d’extrême justesse 46e président des États-Unis d’Amérique grâce à une intense mobilisation des femmes et des minorités, mais l’électorat non diplômé et ouvrier reste acquis à Donald Trump. Des leçons auraient également dû être tirées de 2020, mais les démocrates restent aveuglés par leur victoire.
Très vite, le président Biden met en œuvre son plan « Build Back Better » et y investit 1900 milliards de dollars, en plus des centaines de milliards de dollars investis pour contrer les effets de la pandémie. Les économies américaines et mondiales passent alors en état de surchauffe devant cette course effrénée à la croissance économique. Le prix des matières premières s’envole et c’est le début de la crise de l’inflation. L’invasion russe en Ukraine accentue ce phénomène en y ajoutant une crise énergétique. Tout comme les Européens, le pouvoir Américain se réfugie derrière l’excuse de la guerre en Ukraine pour expliquer l’inflation, ce qui a comme effet d’altérer la sympathie des opinions occidentales à l’Ukraine. Joe Biden réagit en investissant de nouveau 400 milliards de dollars dans son plan « Inflation Reduction Act », censée juguler l’inflation en investissant de nouveau dans les infrastructures pour tirer la croissance vers le haut. Un bon plan à la Bruno Le Maire : la croissance pour sauver l’économie, la population en bénéficiera. Mais ce nouveau plan est un échec et accentue les tensions commerciales et les tensions sur les ressources énergétiques et matérielles. En réalité, comme en France, l’administration Biden se heurte aux limites du dogme de la croissance infinie et aux limites planétaires.
Face à cette inflation qui dégrade fortement le niveau de vie des Américains, l’impopularité de l’administration Biden atteint des sommets et c’est dans ce contexte que se profilent les élections de mi-mandat de 2022. Les analystes politiques prédisent une « vague rouge » au profit des républicains, comme on en a rarement vu. Pourtant, deux éléments importants vont permettre aux démocrates de sauver les meubles. Tout d’abord, la décision de la Cour suprême de renverser l’arrêt « Roe vs. Wade », démantelant ainsi le droit à l’avortement, va constituer un électrochoc dans l’opinion américaine qui ira bien au-delà de l’électorat démocrate. Cette régression a été rendue possible grâce aux 3 juges conservateurs nommés par Donald Trump durant son mandat. L’autre élément marquant est la faiblesse manifeste des candidats républicains soutenus par Donald Trump : parfois parachutés, inconnus, incompétents, ceux-ci trouvent pourtant grâce à ses yeux en tant que « Deniers » convaincus. Comme lui, ils ne reconnaissent pas le résultat de l’élection présidentielle de 2020, qu’ils considèrent volée et entachée de fraude massive, en dépit des nombreuses enquêtes confirmant la probité du scrutin. Le résultat est que les démocrates ne perdent que de justesse la Chambre des représentants et parviennent à conserver in extremis le contrôle du Sénat. Les stratèges démocrates sont satisfaits et là encore, aucune leçon n’est tirée de 2022.
Pire encore, galvanisé par ce résultat inattendu, le président Biden annonce en janvier 2023 se lancer dans la course à sa réélection. Alors dans sa 81e année, il brise ainsi une promesse de campagne, lui qui jurait n’être qu’un président de transition et un pont pour la nouvelle génération. Ayant battu Donald Trump une fois, il estime être le seul à même de battre à nouveau l’ancien président, et se rend ainsi coupable d’un péché d’orgueil présidentialiste. Le président Biden se place en opposant, oubliant qu’il est le président en exercice, et que c’est son bilan à lui qui sera jugé lors de l’élection. La campagne démarre ainsi en reproduisant une des erreurs fondamentales de 2016 : le camp démocrate place Donald Trump au centre du jeu, en lieu et place des préoccupations des Américains.
2024 : un aveuglement constant
2024 est là et le camp démocrate compte sur l’accumulation des poursuites judiciaires à l’encontre de Donald Trump pour qu’il soit disqualifié aux yeux des Américains. Désormais condamné pour falsification comptable dans l’affaire Stormy Daniels, reconnu coupable d’agression sexuelle, jugé responsable des fraudes comptables de la Trump Organization, mis en examen en Géorgie pour avoir tenté de renverser le résultat des urnes, en Floride pour avoir emporté des documents confidentiels en quittant la Maison Blanche et à Washington pour ses responsabilités dans la prise d’assaut du Capitole par ses partisans : comment Donald Trump pourrait-il prétendre à remporter l’élection présidentielle, pensent alors les Démocrates ?
Pourtant, le premier débat entre Trump et Biden tourne au fiasco, car l’état de santé du président sortant est désormais impossible à cacher. Même Donald Trump semble stupéfait et désarçonné par le naufrage en direct vécu par Joe Biden. Pendant des semaines encore pourtant, il refuse de passer le flambeau, et le camp démocrate plonge dans les sondages. Jusque là complètement passif et docile, le Parti démocrate sent cette fois la débâcle à venir. Les sondages montrent que ce n’est plus seulement l’élection présidentielle qui est train de se perdre, mais toutes les élections : le Sénat, la Chambre des représentants, les Gouverneurs et législatures locales.
Le 21 juillet, à seulement 2 mois et demi de l’élection, Joe Biden renonce enfin à se représenter et désigne Kamala Harris, sa vice-présidente, pour lui succéder dans la course à la Maison Blanche. Très vite, les principales figures du Parti démocrate ou candidats potentiels, comme Gavin Newsom, Gretchen Withmer ou Bernie Sanders, annoncent soutenir sa candidature, la convention démocrate est une célébration d’unité et, tout le monde l’espère, un souffle d’espoir pour une remontée inespérée.
Les démocrates misent alors sur le soutien des républicains dissidents pour attirer le vote des républicains modérés ou des électeurs indépendants, quitte à aller chercher d’anciennes figures honnies comme les familles Bush et Cheney. Les démocrates pensent également que le soutien des stars, comme Taylor Swift et son immense communauté des Swifties, Bruce Springsteen, Beyoncé, Eminem et tout Hollywood, va permettre de cimenter à leur profit le vote des jeunes et des urbains. Et cela semble porter ses fruits : dans les jours qui suivent l’annonce du soutien de Taylor Swift, les inscriptions sur les listes électorales des jeunes battent leur plein ! Mais inscription ne veut pas dire vote…
Pendant ce temps, Trump déroule sa campagne sur deux axes : le pouvoir d’achat et la lutte contre l’immigration. Les démocrates se contentent de lui répondre. Ils critiquent son programme économique, qui ne mènera qu’à la dette et à l’appauvrissement des classes populaires et moyennes. Eux se targuent d’un taux de chômage au plus bas, d’une croissance retrouvée, mais comme en 2016, ils n’ont pas regardé du côté de la vie réelle, du coût de la vie qui s’est envolé, et Donald Trump a ainsi pu marteler : « vous viviez mieux pendant mon mandat qu’à la fin de celui-ci ».
En parallèle, les démocrates ont inondé de publicité l’électorat latino-américain pour dénoncer la rhétorique de Trump et ont tenté d’exploiter chaque dérapage xénophobe et raciste contre l’immigration. La réalité était pourtant plus complexe : une part croissante de l’électorat latino devient insensible à ces messages, car les démocrates sous-estiment deux points : cet électorat est en réalité sensible au discours conservateur et religieux des républicains et, pour celles et ceux qui sont implantés depuis plusieurs générations aux États-Unis, ils sont également sensibles au discours républicain, sur une nouvelle vague migratoire perçue comme hors de contrôle, d’une part, et sur le risque d’une gauche américaine dite radicale qui se calquerait sur des régimes cubains ou vénézuéliens, d’autre part.
Enfin, les démocrates ont tenté de maintenir ce qui leur a permis d’éviter la déroute en 2022 : la lutte pour le droit à l’avortement. Dans de nombreux États, ils ont fait inscrire au vote des référendums d’États pour le droit à l’avortement et ont misé sur le fait que les électeurs qui se déplaceraient pour cela sanctionneront en même temps le responsable du renversement de Roe vs. Wade. Il n’en a rien été : même dans des États très conservateurs comme le Missouri, ces référendums ont pu rencontrer des succès, mais les électeurs ont séparé les enjeux.
Par ailleurs, deux erreurs majeures supplémentaires ont été commises. Pour commencer, où était le programme ? Où était le projet de société censé mobiliser les Américains ? Il ne suffit pas d’afficher les soutiens ou les stars, pas plus qu’il ne suffit de dénoncer son adversaire. Il faut pour gagner s’ancrer dans le réel et porter un projet qui améliore la vie de ses concitoyens. Et ce n’est pas ce qui s’est produit.
Aussi, comment faire vivre la singularité d’une candidate, si elle ne peut pas s’affranchir du bilan de son prédécesseur ? À la question « qu’auriez-vous fait différemment de Joe Biden ? », la réponse de Kamala Harris, « pas une seule chose ne me vient en tête », a véritablement plombé la campagne démocrate. Comment pouvait-elle après cela porter un nouvel élan sur la politique économique et étrangère ?
Les démocrates se sont focalisés sur des discours ciblés envers ce qu’ils considèrent comme étant leur cœur de cible : les urbains, les minorités, les femmes, les étudiants… Mais ils sont passés à côté de l’essentiel, à savoir ce qui pourrait rassembler toute la société.
La victoire de Donald Trump rendue possible par l’échec des démocrates
À cette heure et alors que tous les sondages promettaient un scrutin très serré, Donald Trump a remporté le vote populaire à près de 3 millions de voix d’écart, ainsi que les 7 swing states. Le candidat républicain a établi des scores historiquement hauts dans des bastions démocrates comme le New Jersey et l’espoir récent des démocrates d’accrocher voire renverser les républicains en Floride ou au Texas est réduit à l’état de lointain mirage. Les républicains ont reconquis un contrôle confortable au Sénat, avec 3 sièges gagnés (dans des États historiquement républicains) et sans doute un quatrième à venir (le décompte est toujours en cours en Pennsylvanie, et à ce stade le candidat républicain fait la course en tête) et la Chambre des représentants semble légèrement rester dans le giron républicain, à ce stade du dépouillement.
Les premières analyses électorales montrent que dans une très vaste majorité de comtés électoraux, le curseur s’est déplacé vers les républicains et la part de vote des femmes, des Afro-Américains et des Latinos a été plus importante que prévue au profit du candidat Trump.
L’analyse de l’élection de Donald Trump ne peut pas se réduire à celle d’une victoire idéologique. En refusant de tirer les leçons des précédents scrutins, des alertes adressées par l’électorat progressiste, ce sont bien les démocrates qui ont perdu ces élections.
Pour commencer, il faut noter qu’alors que Donald Trump semble avoir obtenu sensiblement le même nombre de voix qu’en 2020 (soit environ 75 millions de suffrages), ce sont bien les démocrates qui ont perdu autour de 10 millions de votes par rapport à 2020. C’est un fait majeur, qui fausse toutes les analyses de répartition des votes par type de population.
De plus, on peut constater que dans un même État, tous les démocrates n’ont pas été traités de la même façon par les urnes : les candidats et candidates au Sénat ont par exemple nettement mieux performé que Kamala Harris. Prenons l’exemple du Nevada : la sénatrice démocrate sortante Jacky Rosen y bat son adversaire républicain de 2 points, alors que Kamala Harris y est battue de 4 points. Il en va de même dans le Wisconsin et le Michigan et, dans une moindre mesure, en Pennsylvanie. Il n’y a pas eu non plus de vague rouge pour le contrôle de la Chambre des représentants et les référendums locaux portés par les démocrates, comme l’accès au droit à l’avortement, ont rencontré de nombreux succès.
Finalement, les électrices et les électeurs n’ont ainsi pas tant sanctionné celles et ceux qui font la loi, mais les gouvernants, et c’est là un point essentiel. Les Américains adressent le message qu’un autre chemin est possible et qu’il appartient aux démocrates de s’en saisir et de proposer un nouvel avenir. Il ne suffit pas de mobiliser des franges de l’électorat segment par segment par des discours ciblés, il s’agit d’insuffle un nouvel espoir permettant de vivre autrement.
Stéphane MERIAU